L'Art Vivant, l'Art Mort
Ou SIVA
Ou SIVA
Il y a quelques
mois, en revenant du travail, je me suis arrêté dans un lounge
branché du quartier chinois. J'étais encerclé par un groupe
d'adolescents bruyants et des joueurs de cartes. Entouré par la
foule, avec pour seule compagnie un grand Bubble Tea au chocolat
mousseux demi-bulle, nom de code « B C-30 1/2 B », je
lisait avidement Siva de Philip K. Dick. J'ai commencé Siva
il y a plusieurs années, je crois en avoir lu les deux premiers
tiers avant que la vie (scolaire) ne me rattrape et me force à
l'abandonner au profit d'autres lectures moins complexes et
satisfaisantes. Ce livre est une Source d’Information Vivante et,
de bien des façons, Agissante (S.I.V.A.)1, qui a
sommeillé au sommet d'une bibliothèque plusieurs années avant que
je ne le redécouvre il a environ un mois. Dans Siva, notre
univers irrationnel, issu d'un demiurge fou, tente à tout prix de se
débarrasser d'un corps étranger, rationnel et immortel. Ce dernier
tente d'abolir une structure psychique du nom d'Empire. L'Empire à
la forme d'une prison de fer noir immatérielle dans laquelle chaque
conscience est enfermée. Pire encore, déduire l'existence de
l'Empire et le combattre revient à se faire systématiquement
corrompre par celui-ci. Selon le personnage principal, cet être d'en
dehors de notre monde a tenté (au moins) quatre fois de nous libérer
de cette prison, mais sans succès. Le monde du demiurge fou le
reconnaît toujours et le repousse comme un virus. Par exemple, les
Romains détruisirent le Christ et que ses enseignements les plus
cryptiques furent oubliés dans des manuscrits pendant près de deux
milles ans. À la redécouverte de ces manuscrits, l'incarnation du
rationnel dans ce monde irrationnel est réintégré dans l'univers
et continue son œuvre contre l'Empire2.
Similairement, j'ai
redécouvert mon exemplaire de Siva : Son information est
sortie de sa torpeur après quelques années. Pendant ce laps de
temps, d'autres copies de ce même livre ont, sans le moindre doute,
été ouverts ailleurs dans le monde. Ces mêmes informations,
partagées par des milliers de personnes, ont passé par une myriade
de lentilles organiques et déformantes : Chaque lecteur a une
histoire, une culture, une langue d'origine. Surtout, chaque lecture
a son contexte. Le livre est donc vivant et partagé, pourtant, il
reste cantonné à des individus solitaires (plutôt que rassemblés),
isolés les uns des autres, et incapables de se reconnaître d'un
simple coup d’œil. Le livre est à la fois une œuvre vivante,
mais aussi morte3. Siva est au repos et actif, et
même lorsqu'il s'anime, il reste immobile. Cela m’amène à une
question : une bobine de film est elle le film? Cyrano de
Bergerac peut-il être simplement lu? Ou doit on assister à la
pièce? Qu'en est-il du film avec Depardieu dans le rôle titre? Et y
a t-il une différence entre ce même film montré au cinéma ou sur
petit écran?
Dans sa rubrique sur
les Midnight Movies, François Theurel, alias le Fossoyeur de Films,
donne indirectement quelques éléments de réponse à ces questions.
Les Midnight Movies sont ces « œuvres atypiques »
(Theurel)4 qui, dans les années 70, n'étaient projetés
qu'aux séances de minuit. Là, ils trouvèrent grâce au bouche à
oreille un public décomplexé et avides de transgression
cinématographique. Encore aujourd'hui, des jeunes se rassemblent et
se déguisent pour chanter les chansons de The Rocky Horror Picture
Show, nostalgiques d'un temps où leurs parents ne se connaissaient
pas encore. El Topo, The Rocky Horror Picture Show et
La Nuit des Morts-Vivants, pour ne nommer que ceux là,
transportaient leur public de minuit vers des moments collectifs
qu'on ne peut pas ressentir devant un petit écran :
L'expérience est hautement influencée par le contexte de
visionnement. Les Midnight Movies sont certainement rendus meilleur
par le visionnement en groupe5. J'ai bien sûr un contre
exemple, Under the Skin est une œuvre extrêmement
personnelle et claustrophobe que je suis heureux d'avoir vu seul, en
immersion totale et sans personne vers qui me tourner avec horreur
(ce qui serait arrivé à de multiples reprises)6.
Chaque œuvre à
donc un contexte de découverte optimal qui varie d'un individu à
l'autre. Les écoles que j'ai fréquenté ne semblent pas en avoir
jamais fait le moindre cas : J'ai eu de meilleures expériences
de visionnement de films en camp de vacance qu'en classe.
Parallèlement , j'ai eu plus de rétention pour ces films sans
intérêt que pour les quelques bons films que mes professeurs au
secondaire m'ont tant bien que mal lancé à la figure (avec autant
de grâce qu'une poignée de tartes aux couleuvres vivantes et de
conviction que le pauvre cuisinier forcé de travailler dans ces
conditions). Je me dois toutefois de lever mon chapeau bien haut à
mon cours universitaire de cinéma qui projetait les films étudiés
de soir, dans une classe équipée d'une sonorisation de qualité,
d'un écran panoramique et de sièges rouges rembourrés de cinéma.
Je faisais référence
plutôt à Cyrano de Bergerac
et bien que je n'ai pas de réponse définitive quant à l'attitude à
avoir à ce sujet, je crois
qu'il est bon de différencier la pièce du film. Ceux-ci
sont, à mon humble avis7, deux œuvres différentes qui
traitent de la même histoire. Pour préciser, chaque mise en scène
de Cyrano de Bergerac, chaque groupe d'acteurs, chaque
adaptation, chaque salle de cinéma et chaque public viendra modifier
l’œuvre et sa réception. De bien des façons, la pellicule du
film n'est pas le film, mais l'art peut être dormant, il peut être
une information sans conséquence… jusqu'à sa redécouverte. John
Malkovich a poussé ce concept en produisant un film qui ne sera pas
revu avant cent ans. Margaret Atwood s'est aussi prêtée à un jeu
similaire, un de ses manuscrits dort dans la Deichmanske Public
Library où il sera rejoint chaque année par un nouveau texte.
Ailleurs, une forêt a été plantée et ses arbres serviront à
imprimer ces textes en 2114. Ces informations prendront cent ans à
pousser avant d'être découvertes en tant qu'art.
Bubble Tea au L2 Lounge. |
Revenons en a il y a
quelques mois, dans mon lounge branché du quartier chinois. J'y ai
bu un B C-30 1/2 B en libérant de leur prison de pages quelques
milliers de mots, puis j'ai marché vers le métro Place-des-Arts. La
rue devant le Théâtre du Nouveau Monde était bondée de gens
heureux qui venaient de terminer 8878 que je
n'ai pas vu. J'ai alors été pris de cette nostalgie de l’événement
live qui frappe parfois le lecteur adepte du tout petit écran que je
suis. Pourtant, la performance est mon métier9, je suis
entouré de publics toujours différents et chacune de mes
représentations est unique. C'est peut-être cette proximité au
spectacle qui me donne tant envie de prendre place dans ces sièges
rouges, pour d'être entouré par d'autres qui, comme moi, viennent
célébrer l'art vivant.
1. S.I.V.A. signifie
« Système Intelligent Vivant et Agissant » dans le
livre, je me permets quelques libertés.
2. Le personnage en
question est, manifestement, fou à lier.
3. Improvisation sur
le thème de Je Suis vivant et vous êtes mort,
le titre de la bibliographie de Philip K. Dick par Emmanuel Carrère.
4. Référence pour
une grande partie du paragraphe: Theurel, François. LE FOSSOYEUR
DE FILMS – Les Midnight Movies. 16 avril 2014. En ligne. URL :
https://www.youtube.com/watch?v=ZZ7JjacarGM
5.
Par exemple, les critiques ont tendance à donner la note passable de
58% à The Rocky Horror Picture Show contre 79% pour les cinéphiles
sur Metacritic. Rotten Tomatoes suit cette tendance avec 80% pour les
critiques et 85% pour l'audience. Malgré une revue de seulement
7,2/10 par IMDb, ce film a sa place au National Film Registry de la
National Film Preservation Board et dans le Hall of Fame de l'Academy
of Science Fiction, Fantasy and Horror Films.
6. Juste pour info,
j'ai vraiment été horrifié par Under the Skin, mais c'est
une expérience cinématographique très forte et qui, je le crois,
en vaut la peine (même si elle donne envie de jouer du violon avec
les veines de son avant-bras et une scie rouillée).
7. Laissez moi
prétendre que je suis humble, ça flatte mon ego.
8. Pièce de Robert
Lepage en solo.
9. Rappelez vous mon
premier texte, je travaille dans un Planétarium, je donne des
« spectacles scientifiques » sur une base régulière.
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