« Y’a rien que nous qui se comprend! »
Crié haut et fort sur la rue Beaubien en ce jour de célébration annuelle du déménagement, le couple est plié de rire.
Je ne peux imaginer quelle blague aux propos profondément enracinés dans leur expérience collective a fait surgir chez eux une hilarité dont le reste du monde sera à jamais coupé. Dans un Québec ni souverain, ni asservi, le couple utilise une phrase unique comme nous : « Y’a rien que nous qui se comprend! » Ma langue, une différence forte entre mon peuple « fort au sein d’un Canada uni » et le reste du monde, une différence que je ressentis en premier en France où mes inflexions barbares et mes expressions ancestrales étaient vues avec un mépris ouvert et fier, une curiosité de l’exotisme (1) ou une incompréhension bornée (2). La phrase est belle, avec ses huit syllabes, son assonance, et ses sous-entendus. Le couple a formé autour de lui une bulle de savon qui déforme tout et qui l’aveugle à son entourage : peu lui importe la présence du passant que je suis et les fenêtres ouvertes des voisins, ils sont heureux, ils rient, ils se comprennent.
Des bulles similaires, nées d’expériences communes, j’en ai vu dans ma province, mon « territoire des vaincus » (3) et au-delà. À certains je pardonne la vision tunnel et les éclats de voix : les amoureux, les enfants dans un parc ou les familles en retrouvailles. Mais dans d’autres cas, je ne peux m’empêcher de voir une faille sociale; lorsque sur un petit bateau tous se taisent pour voir à l’horizon quelques oiseaux et que chacun des 30 passagers (et le capitaine et le guide) apprennent sans le vouloir, les opinions politiques hautement impertinentes (4) de quatre Américains, je sens bouillonner en moi une étrange sensation. Inconsciemment, je repousse mes sentiments, habitué. Les deux couples, un jour, s’étonneront de ne pas avoir vu de marsouin lors de leur passage à Reykjavík. Des mois plus tard, je m’étonne soudainement de n’avoir pas réagi sur ce petit bateau.
De retour chez nous, l’humour et l’amour pondent ces sept divins (5) mots qui résonnent encore à mes oreilles. Mon pays qui n’est pas un pays, mais qui est hiver, on l’a fêté à l’ancienne date du solstice d’été. Dans cette boîte de chocolats qu’est Montréal, je n’ai de plus grand désir que de secouer la boîte pour qu’en tombe les petits bouts de papier qui servent de divisions et que se retrouvent côte à côte plutôt que séparés les chocolats à la menthe, ceux au caramel et les gaufrettes trempées dans le chocolat noir. Dans un sac de méli-mélo, les pièces uniques en viennent bien à partager une même saveur? Et pourtant, ce matin encore dans le bus, j’apprends par l’entremise de deux Françaises « qu’ici c’est le quartier juif ». Elles-mêmes l’ont appris d’un petit livre qui, non content d’en savoir plus que moi sur le chemin que j’emprunte chaque jour, se permet de dresser des murs de papier avec un zèle bureaucratique. À cela est ajouté ce que je crois être une blague vaguement antisémite, contrebalancée (6) par la mention qu’ici, on peut trouver les meilleurs bagels de Montréal (7).
En cette soirée de 150e, je suis seul chez moi. Ce matin, je lisais un Russe dans un bus entre une personne qui partage ma langue et la couleur de ma peau, et une femme voilée, bien plus québécoise que la première. Car celle qui partageait ma langue est venue au Québec parce que l’accent est charmant, et tient un petit livre qui lui dit : « ceux-ci sont juifs, ceux-là son chinois », pour brandir de petits murs de papier qui n’expriment pas l’invisible. Qui n’explique pas que l’homme au dépanneur du coin fait un effort chaque dimanche, sans qu’on le lui demande, pour parler en français à mon père qui achète ses cigarettes. Qui ne sait pas qu’un serveur au café s’est habitué à saluer chaque client par un « Allo, hi! » parce que parfois, lorsqu’il se risque à un simple « Allo! », son client le regarde les yeux vides, et lorsque le serveur se reprend d’un « Good morning! » le regard vide continue. Le client est sûr qu’on lui parle encore dans une langue alien et que jamais il ne comprendra le pauvre serveur dépité qui doute maintenant de lui-même.
« Y’a rien que nous qui se comprend! » Déjà les sons s’estompent, ma tête se vide, il pleut sur les déménagements, il pleure sur Montréal. Dans ma solitude entraînée par les hivers et la neige, je ne fête pas le Canada, je n’ai pas fêté le Québec. Je n’ai ni marqué la fête des Patriotes ni celle de la reine. Dans mon identité nationale confuse, je me réfugie, conscient que je ne suis pas seul dans mon isolement de glace. Conscient que mon expérience nous est commune, et que cela crée quelque chose qui résonne, lorsque pliés en deux nous rions ensembles des proverbes du capitaine Patenaude (9) ou quand nous pleurons de « se savoir un cœur et de n’être compris/Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage! » (10) Il m’est bon de savoir qu’il y a quelque chose d’unique ici. Et même s’il y a autant d’uniques que d’unités, comme ce couple qui me rappelle le mien, et comme mon couple me rappelle tous les autres. Et même si la complicité nait (plutôt que née?) du temps, des épreuves et des joies forgent des myriades de bulles de savon à saveur de sel et de sucre dont je ne ferai jamais partie. Et même si ma bulle est barbare et ancestrale aux oreilles de Parisiens blasés, il me fait plaisir de savoir que nous, on se comprend.
Yann Audin
1. Les cousins du Québec! abandonnés à une autre couronne de l’autre côté de la manche après un développement lent causé par un appât du gain plutôt qu’une vision à long terme.
2. Et par là j’entends que ceux qui nous entendaient se refusaient à l’idée que peut-être nous partagions une langue.
3. « Province » était utilisé par les Romains pour designer les territoires qu’ils avaient conquis.
4. J’entends par là « peu recherchées ».
5. Le nombre sept a été associé à beaucoup de choses en sa qualité de nombre premier...
6. Contrebalancée?! HA HA!
7. Et donc du monde!
8. Et sans mentionner que certains Chinois sont juifs.
9. Rien ne sert de courir… l’autobus est déjà passé.
10. Nelligan, « La Romance du vin ».
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