mardi 8 novembre 2016

27. L'Art Vivant, l'Art Mort

L'Art Vivant, l'Art Mort

Ou SIVA



Il y a quelques mois, en revenant du travail, je me suis arrêté dans un lounge branché du quartier chinois. J'étais encerclé par un groupe d'adolescents bruyants et des joueurs de cartes. Entouré par la foule, avec pour seule compagnie un grand Bubble Tea au chocolat mousseux demi-bulle, nom de code « B C-30 1/2 B », je lisait avidement Siva de Philip K. Dick. J'ai commencé Siva il y a plusieurs années, je crois en avoir lu les deux premiers tiers avant que la vie (scolaire) ne me rattrape et me force à l'abandonner au profit d'autres lectures moins complexes et satisfaisantes. Ce livre est une Source d’Information Vivante et, de bien des façons, Agissante (S.I.V.A.)1, qui a sommeillé au sommet d'une bibliothèque plusieurs années avant que je ne le redécouvre il a environ un mois. Dans Siva, notre univers irrationnel, issu d'un demiurge fou, tente à tout prix de se débarrasser d'un corps étranger, rationnel et immortel. Ce dernier tente d'abolir une structure psychique du nom d'Empire. L'Empire à la forme d'une prison de fer noir immatérielle dans laquelle chaque conscience est enfermée. Pire encore, déduire l'existence de l'Empire et le combattre revient à se faire systématiquement corrompre par celui-ci. Selon le personnage principal, cet être d'en dehors de notre monde a tenté (au moins) quatre fois de nous libérer de cette prison, mais sans succès. Le monde du demiurge fou le reconnaît toujours et le repousse comme un virus. Par exemple, les Romains détruisirent le Christ et que ses enseignements les plus cryptiques furent oubliés dans des manuscrits pendant près de deux milles ans. À la redécouverte de ces manuscrits, l'incarnation du rationnel dans ce monde irrationnel est réintégré dans l'univers et continue son œuvre contre l'Empire2.

Similairement, j'ai redécouvert mon exemplaire de Siva : Son information est sortie de sa torpeur après quelques années. Pendant ce laps de temps, d'autres copies de ce même livre ont, sans le moindre doute, été ouverts ailleurs dans le monde. Ces mêmes informations, partagées par des milliers de personnes, ont passé par une myriade de lentilles organiques et déformantes : Chaque lecteur a une histoire, une culture, une langue d'origine. Surtout, chaque lecture a son contexte. Le livre est donc vivant et partagé, pourtant, il reste cantonné à des individus solitaires (plutôt que rassemblés), isolés les uns des autres, et incapables de se reconnaître d'un simple coup d’œil. Le livre est à la fois une œuvre vivante, mais aussi morte3. Siva est au repos et actif, et même lorsqu'il s'anime, il reste immobile. Cela m’amène à une question : une bobine de film est elle le film? Cyrano de Bergerac peut-il être simplement lu? Ou doit on assister à la pièce? Qu'en est-il du film avec Depardieu dans le rôle titre? Et y a t-il une différence entre ce même film montré au cinéma ou sur petit écran?

Dans sa rubrique sur les Midnight Movies, François Theurel, alias le Fossoyeur de Films, donne indirectement quelques éléments de réponse à ces questions. Les Midnight Movies sont ces « œuvres atypiques » (Theurel)4 qui, dans les années 70, n'étaient projetés qu'aux séances de minuit. Là, ils trouvèrent grâce au bouche à oreille un public décomplexé et avides de transgression cinématographique. Encore aujourd'hui, des jeunes se rassemblent et se déguisent pour chanter les chansons de The Rocky Horror Picture Show, nostalgiques d'un temps où leurs parents ne se connaissaient pas encore. El Topo, The Rocky Horror Picture Show et La Nuit des Morts-Vivants, pour ne nommer que ceux là, transportaient leur public de minuit vers des moments collectifs qu'on ne peut pas ressentir devant un petit écran : L'expérience est hautement influencée par le contexte de visionnement. Les Midnight Movies sont certainement rendus meilleur par le visionnement en groupe5. J'ai bien sûr un contre exemple, Under the Skin est une œuvre extrêmement personnelle et claustrophobe que je suis heureux d'avoir vu seul, en immersion totale et sans personne vers qui me tourner avec horreur (ce qui serait arrivé à de multiples reprises)6.

Chaque œuvre à donc un contexte de découverte optimal qui varie d'un individu à l'autre. Les écoles que j'ai fréquenté ne semblent pas en avoir jamais fait le moindre cas : J'ai eu de meilleures expériences de visionnement de films en camp de vacance qu'en classe. Parallèlement , j'ai eu plus de rétention pour ces films sans intérêt que pour les quelques bons films que mes professeurs au secondaire m'ont tant bien que mal lancé à la figure (avec autant de grâce qu'une poignée de tartes aux couleuvres vivantes et de conviction que le pauvre cuisinier forcé de travailler dans ces conditions). Je me dois toutefois de lever mon chapeau bien haut à mon cours universitaire de cinéma qui projetait les films étudiés de soir, dans une classe équipée d'une sonorisation de qualité, d'un écran panoramique et de sièges rouges rembourrés de cinéma.

Je faisais référence plutôt à Cyrano de Bergerac et bien que je n'ai pas de réponse définitive quant à l'attitude à avoir à ce sujet, je crois qu'il est bon de différencier la pièce du film. Ceux-ci sont, à mon humble avis7, deux œuvres différentes qui traitent de la même histoire. Pour préciser, chaque mise en scène de Cyrano de Bergerac, chaque groupe d'acteurs, chaque adaptation, chaque salle de cinéma et chaque public viendra modifier l’œuvre et sa réception. De bien des façons, la pellicule du film n'est pas le film, mais l'art peut être dormant, il peut être une information sans conséquence… jusqu'à sa redécouverte. John Malkovich a poussé ce concept en produisant un film qui ne sera pas revu avant cent ans. Margaret Atwood s'est aussi prêtée à un jeu similaire, un de ses manuscrits dort dans la Deichmanske Public Library où il sera rejoint chaque année par un nouveau texte. Ailleurs, une forêt a été plantée et ses arbres serviront à imprimer ces textes en 2114. Ces informations prendront cent ans à pousser avant d'être découvertes en tant qu'art.

Bubble Tea au L2 Lounge.
Revenons en a il y a quelques mois, dans mon lounge branché du quartier chinois. J'y ai bu un B C-30 1/2 B en libérant de leur prison de pages quelques milliers de mots, puis j'ai marché vers le métro Place-des-Arts. La rue devant le Théâtre du Nouveau Monde était bondée de gens heureux qui venaient de terminer 8878 que je n'ai pas vu. J'ai alors été pris de cette nostalgie de l’événement live qui frappe parfois le lecteur adepte du tout petit écran que je suis. Pourtant, la performance est mon métier9, je suis entouré de publics toujours différents et chacune de mes représentations est unique. C'est peut-être cette proximité au spectacle qui me donne tant envie de prendre place dans ces sièges rouges, pour d'être entouré par d'autres qui, comme moi, viennent célébrer l'art vivant.






1. S.I.V.A. signifie « Système Intelligent Vivant et Agissant » dans le livre, je me permets quelques libertés.

2. Le personnage en question est, manifestement, fou à lier.

3. Improvisation sur le thème de Je Suis vivant et vous êtes mort, le titre de la bibliographie de Philip K. Dick par Emmanuel Carrère.

4. Référence pour une grande partie du paragraphe: Theurel, François. LE FOSSOYEUR DE FILMS – Les Midnight Movies. 16 avril 2014. En ligne. URL : https://www.youtube.com/watch?v=ZZ7JjacarGM

5. Par exemple, les critiques ont tendance à donner la note passable de 58% à The Rocky Horror Picture Show contre 79% pour les cinéphiles sur Metacritic. Rotten Tomatoes suit cette tendance avec 80% pour les critiques et 85% pour l'audience. Malgré une revue de seulement 7,2/10 par IMDb, ce film a sa place au National Film Registry de la National Film Preservation Board et dans le Hall of Fame de l'Academy of Science Fiction, Fantasy and Horror Films.

6. Juste pour info, j'ai vraiment été horrifié par Under the Skin, mais c'est une expérience cinématographique très forte et qui, je le crois, en vaut la peine (même si elle donne envie de jouer du violon avec les veines de son avant-bras et une scie rouillée).

7. Laissez moi prétendre que je suis humble, ça flatte mon ego.

8. Pièce de Robert Lepage en solo.

9. Rappelez vous mon premier texte, je travaille dans un Planétarium, je donne des « spectacles scientifiques » sur une base régulière.